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Ex-libris et Polaris
11 septembre 2010

Anna Svenbro, profession passeur

  

Anna_Svenbro

Elle est chargée des collections en langues et littératures scandinaves à la Bibliothèque nationale de France. Arrivée à 30 ans dans l’équipe d’une cinquantaine de personnes en langues étrangères, Anna Svenbro a pris ses repères dans la tour des Lettres sur le site François-Mitterrand. Avec son CV long comme les bras du Nil, la jeune femme qui a posé ses impressionnants bagages à la BnF n’est pourtant pas du genre à la ramener. « Il faut trouver ses marques et dans un établissement comme celui-ci où travaillent 2.300 personnes, ce n’est pas rien », confie-t-elle.

Trouver également un conservateur d’État des bibliothèques doublé de compétences dans une langue spécifique n’était pas choses aisée. Sollicitée dès sa sortie de l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib), Anna Svenbro a ainsi pu pourvoir un poste resté vacant depuis le départ, en 2007, de son prédécesseur. Direction la rue Valette, pour Bruno Sagna, à la tête de ce panthéon qu’est la fameuse Nordique de la bibliothèque Sainte-Geneviève. Avec ses 160.000 volumes, la Bibliothèque nordique est le plus important fonds scandinave au monde hors de Scandinavie. Et derrière la Nordique, le secteur de la BnF dont est chargée Anna Svenbro n’est autre que le second fonds d’ouvrages scandinaves en France. L’histoire ne date pas d’hier puisqu’on y trouve des bibles danoises du XVIe siècle. 74.000 titres composent aujourd’hui la partie scandinave de la BnF, dont environ 40 % d’ouvrages traduits sur les collections en libre accès.


« Des traductions subjectives, 

inspirées et convaincantes »


La traduction, vaste sujet. Anna Svenbro est passionnée par la traductologie. Durant ses études, elle a eu le loisir de voyager jusqu’à la croisée des chemins entre l’Antiquité et le Moyen-Age pour explorer les thèses de l’éthique hiéronymienne. Elle est intarissable sur la question. A l’Enssib, son mémoire d’étude traitait d’ailleurs de la question : « Quel espace pour la traduction en bibliothèque? »

La traduction, certes, mais laquelle ? L’écart peut être grand entre les déceptions des spécialistes aptes à comparer avec l’original et la satisfaction de ceux qui ne connaissent pas la langue et qui sont déjà heureux de dégoter une traduction. « Il est vrai que la traduction des langues scandinaves fait débat en France. Je me souviens d’un excellent article de Philippe Bouquet (NDLR : traducteur, grand spécialiste du roman prolétarien suédois) qui expliquait que de nombreux romans policiers suédois avaient été traduits en France à partir de leur traduction anglaise, donc avec une langue intermédiaire et que, forcément, le résultat n’était pas satisfaisant », explique Anna Svenbro, admirative également des travaux de recherche d’Isaac Bashevis Singer, en la matière. L’écrivain polonais, auteur de romans en yiddish, avait rédigé la plupart de ses ouvrages dans une langue orale qui n’était pratiquée que par quelques juifs de la diaspora et donc la plupart de ses textes n’étaient accessibles qu’en traduction au commun des lecteurs. Mais l’auteur était loin d’être convaincu que la traduction valorisait son œuvre. A partir de La Famille Moskat, il a entrepris d’opérer le processus avec les traducteurs et de veiller scrupuleusement au travail sur chacun de ses romans traduits en anglais.

A savoir si l’œuvre traduite se hissera toujours à la hauteur des ambitions de son auteur. Grande question. « Il faut renoncer à l’idée de la traduction objective, fidèle, exacte. Cela peut être extrêmement réconfortant pour un écrivain d’y croire, mais il ne peut y avoir que des traductions subjectives, inspirées et convaincantes, répond Anna Svenbro. Le pire est de voir quelque chose de familier devenir étranger. Il faut aller explorer derrière le tissu du texte. Un acte de création esthétique qui donne une autre vie à un livre peut être d’un réconfort encore plus grand. »

Attention néanmoins à l’équilibre de la place de la traduction, à la BnF. A quoi bon servir des ouvrages traduits s’ils sont disponibles partout ailleurs ? C’est bien pour cela que des Mankell, Larsson, Maj Sjöwall & Per Wahlöö ne trouveront ici leur place qu’en V.O. « La réflexion est indissociable de la vocation encyclopédique qui a présidé à la construction et à l’exploitation des fonds de la BnF. L’objectif est de garder la cohérence de la collection, des œuvres intégrales des grands classiques aux polars scandinaves qui ont la cote actuellement ». Et de tenir compte des publics, évidemment. Des étudiants aux chercheurs en quête d’œuvres originales ou de travaux scandinaves d’actualité en sciences humaines, par exemple, au grand public qui voudra réviser ses classiques ou découvrir de nouveaux talents.

Le tout sans éluder le phénomène de mode autour de la littérature scandinave. « Il y a un attrait évident pour la Suède, acquiesce Anna Svenbro. A l’institut suédois, les cours de langues explosent. On sent un regain d’intérêt pour la culture, le design… tant mieux si on a décidé d’aller derrière l’arbre Ikea qui cache la forêt. On peut d’ailleurs élargir cela à la Scandinavie. La Norvège n’y échappe pas. Il y a en tout cas un intérêt plus grand pour la langue originale en littérature. » 

La quête de nouveaux talents, c’est en tout cas ce qui préside au choix du bon millier de titres scandinaves acquis chaque année par la BnF. « C’est là que s’exprime notre côté découvreurs, passeurs d’ouvrages. Il faut une part significative pour la découverte. Nous privilégions donc beaucoup les jeunes auteurs qui sont pour la plupart traduits pour la première fois ». D’autant que les dons restent exceptionnels. La surprise en fut d’autant plus agréable en janvier dernier. La bibliothèque Nobel de l’académie suédoise a remis à la BnF une soixantaine d’ouvrages de jeunes auteurs suédois, exclusivement en langue originale, dont une thèse sur Stig Dagerman.


« Pour prendre part

à ce genre d’aventure

il faut savoir se perdre »


Savoir rester à l’affût. Au-delà de la veille documentaire, tout l’art consiste à avoir la faculté de laisser venir l’essentiel à soi. Le réseau est indispensable. « Il ne faut surtout pas travailler tout seul. Le bibliothécaire est un spécialiste de la recherche de l’info, mais pas de l’info elle-même. Nous butinons dans un univers composé d’une vie fraîche, prise sur le vif. Le hasard des rencontres compte aussi. Il y a un concept très particulier qui explique cela, c’est la sérendipité. Pour prendre part à ce genre d’aventure, il faut savoir se perdre. On ne connaît jamais aussi bien un endroit que quand on s’y est perdu… et les collecteurs des bibliothèques n’échappent pas à la règle ». Foin du GPS alors ? « Le GPS, c’est l’ouvrage de référence. Mais il faut savoir aussi sortir de son guide touristique pour découvrir un pays… », répond Anna Svenbro.

Avec la sérendipité pour paradigme on croirait la jeune femme revenue à ses chères études initiales scientifiques. « C’est vrai que j’ai eu un parcours un peu baroque », sourit-elle. Avoir bifurqué des maths sup aux lettres sup, ce n’est en effet pas si courant. On aurait tôt fait de conclure qu’elle a été rattrapée par la tradition familiale avec un papa comme Jesper Svenbro, poète, membre de l’académie suédoise, spécialiste de la Grèce antique et qui a été directeur de recherche au CNRS. Mais la spinoziste convaincue (fascinée par Kant en hypokhâgne et khâgne) a une raison beaucoup plus subjective à faire valoir. « J’ai attrapé le virus de la philo dès la terminale », explique-t-elle, à propos de ce long et bon chemin jusqu’au doctorat. Et si elle n’avait pour passion que la philo ! Disons que ça rime avec piano…

 

Ann_Svenbro_Trois

Et la lecture, dans tout cela ? « Je lis absolument partout et cela va du classique au très moderne. J’aime la poésie, c’est un peu la marque de fabrique familiale. Avec un fort tropisme pour Pär Lagerkvist, Erik Lindegren… Michel Butor, Albert Cohen, Saint-John Perse, T. S. Eliot. »

Après un peu plus d’un an dans la maison BnF, place aux projets. Si « transversalité et interdisciplinarité » sont le credo du domaine scandinave, avec un échange perpétuel entre les langues et les thématiques, il faut aussi faire vivre le fonds autrement. On lit dans toute la fraîcheur de son regard qu’Anna Svenbro piaffe d’impatience : « J’ai une vraie envie de donner un regain d’activité aux collections mises en place par mon illustre prédécesseur ». De la théorie à la pratique, pas plus tard que le 29 septembre prochain, voici la journée d’étude autour du polar scandinave. Preuve que les repères sont pris, la jeune femme se projette déjà. « Le prélude 2011 s’annonce passionnant avec la participation de la BnF au Salon du livre de Paris dont le thème sera "Les lettres nordiques", en attendant 2012 et le centenaire de la mort de Strindberg ». Le mot prélude est bien choisi. 2010, sa première année à la BnF, est tout aussi passionnante. L’année du bicentenaire de la naissance de Chopin, pour une pianiste qui décrocha un premier prix de conservatoire, pensez si ça compte aussi.


 


 


Anna_Svenbro_Deux> Bio express


Née le 12 juillet 1979, Française et Suédoise, sortie en juin 2009 de l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib), Anna Svenbro est Conservateur d’État des bibliothèques, chargée des collections en langues et littératures scandinaves à la Bibliothèque nationale de France (BnF), à Paris. Après des études scientifiques (Bas S, puis maths sup PSCI), elle change d’orientation : passée par hypokhâgne et khâgne au lycée Fénelon à Paris et Prix Colette Becker de philosophie (2000), elle a décroché, à la Sorbonne, ses licences de philo et de musique à Paris IV, et d’anglais à Paris III. Elle a poursuivi avec une maîtrise de philosophie (mention très bien), puis en master à l’Institut d’études politiques de Paris (IEP). Au terme de Sciences po, elle obtiendra un master II « Histoire et actualité de la philosophie » avec mention très bien et félicitations du jury, avant d’être reçue seconde au concours de Conservateur d’état à l’Enssib, à Villeurbanne (69). Trilingue (français, suédois, anglais), elle maîtrise l’allemand et l’italien et, côté lecture et écriture, le latin et le grec ancien. Pianiste, elle a obtenu, à l’unanimité, le 1er prix supérieur de la Fédération nationale des écoles et conservatoires municipaux de musique, de danse et d'art dramatique (Fnucmu) et le niveau médaille d’or du Conservatoire (CNR/ENM). 



BnF> La BnF en chiffres


Domaine scandinave. Les fonds scandinaves de la BnF représentent plus de 74.000 ouvrages, répartis ainsi : 40.000 danois, 24.000 suédois, 8.500 norvégiens, 1.700 islandais ; une cinquantaine de volumes féringiens (Iles Féroé). La répartition étant linguistique plutôt que géographique, et le Finnois appartenant au domaine des langues finno-ougriennes, la Finlande n’entre dans le fonds scandinave de la BnF qu’avec ses auteurs finlandais de langue suédoise. 40 % des collections en libre accès sont traduites en français. Entre 1.000 et 1.500 ouvrages scandinaves entrent chaque année à la BnF.


BnF. Créée par décret du 3 janvier 1994, inaugurée le 30 mars  1995 et ouverte au public depuis le 20 décembre 1996 en Haut-de-jardin et depuis le 8 octobre 1998 en Rez-de-jardin, la Bibliothèque nationale de France compte 40.000 m2 de surface totale de salles de lectures, sur ses 159.855 m2 de surface utile. Au total, toutes collections confondues, la BnF totalise environ 14 millions de livres et imprimés, dont 600.000 en libre accès. Son budget annuel est de 254 M€. Tous les chiffres ici.


Pratique. Les collections en langues et littératures scandinaves sont disponibles en libre accès en mezzanine de la salle G (Haut-de-Jardin) et U (Rez-de-Jardin). Nous sommes en pleine fermeture annuelle au grand public (du lundi 6 au dimanche 19 septembre 2010 inclus) mais, les horaires habituels sont les suivants : l’accueil est ouvert tous les jours sauf le dimanche et le lundi matin (9h-19h du mardi au samedi, 14h-19h le lundi et 13h-19h le dimanche) ; la bibliothèque d’étude (Haut-de-Jardin) est fermée le lundi, ouverte de 10h à 20h en semaine et de 13h à 19h, le dimanche ; la bibliothèque de recherche (Rez-de-Jardin) est ouverte de 14h à 20h le lundi, de 9h à 20h en semaine, fermée le dimanche.


Contact. BnF, site François-Mitterrand, quai François-Mauriac, 75706 Paris Cedex 13. Tél. 01.53.79.59.59 (serveur vocal). Métro : lignes 6 (Quai de la gare), 14 et RER C (Bibliothèque François-Mitterrand). Bus : Lignes 89, 62, 64, 132 et 325.


Lien. Site de la BnF.

 

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