On aurait beau maîtriser les vingt-et-une langues les plus parlées au monde - représentant 70 % de la population du globe - cela ne nous donnerait même pas accès à l’une des langues scandinaves ! Seulement 20 millions des 7 milliards de terriens les pratiquent en tant que langue maternelle. Nous les lecteurs élevés au bon grain de la littérature classique française, comme à l’ivraie des folies anglo-saxonnes qui nous transportent, que serions-nous sans ces héros de l’ombre ? Voici ouvert le grand livre de ces passeurs de littérature. Premier chapitre avec Philippe Bouquet, traducteur de suédois et bien plus que cela. Voici la saga des « Héros oubliés ». Chapitre 1.
Å – Ö - Ø – Æ – Ž – Ð – Þ – Ó - Š
Ö - Ø – Æ – Ž – Ð – Þ – Ó
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Prêtez un peu de votre oreille à sa vie. Vous entendrez un cri. Pas le simple Cri de l’engoulevent de Kjell Eriksson qu’il a traduit pour Gaïa en 2010. D’accord, Philippe Bouquet a lui aussi sa place sur les crêtes de l’immense vague du polar suédois éclaboussant nos rivages d’Europe de ses embruns dorés. Mais, de sa modeste maison mancelle, la fenêtre qu’il vous ouvre vous emmène bien au-delà de cette écume des jours. Ce cri a le pouvoir d’élargir vos horizons. Ce cri, le voici : « Oui, il est possible d’écrire des œuvres à la fois de qualité et accessibles à tous, des œuvres qui parlent de choses sérieuses sans tomber dans ce qu’il est convenu d’appeler sinistrose, des œuvres qui donnent envie de vivre, de travailler et d’aimer, des œuvres saines mais sans fadeur, profondes mais dénuées de sophistication, des œuvres pleines, humaines, sans concessions, qui vous rendent fier d’être un homme ».
Tout Philippe Bouquet est là. Du gamin né à Sedan en 1937 au retraité actif qui continue à traduire en français les œuvres suédoises dans son pavillon du Mans, cet humaniste porte en lui chacun de ses mots placés à dessein, par ses soins, dans l’avant-propos de l’œuvre de sa vie : La Bêche & la plume.
L’exigence de la qualité, la notion de la transmission – quasi élevée au rang de service public -, tout le sérieux de la littérature comme le piquant et l’humour qui transpercent souvent son regard bleu : voilà Philippe Bouquet, esprit vif. Malin. On voit poindre la critique dès que plissent ses lèvres en se moquant parfois du monde qui bruisse autour de lui. Le travail, l’amour… la soif de vivre. Oui, décidemment, il est là, tout inclus dans ses propres mots.
L’humour, donc. « Je suis né à Sedan. Il y a eu 1870, 1914, 1940… et il y a eu ma naissance par-dessus le marché ! Je suis né à Sedan à cause de la ligne Maginot. Elle n’a servi à rien, sauf à me faire naître, ce qui de mon point de vue, est quand même important », sourit-il. Son père, ingénieur électricien dont la firme a décroché un marché dans le secteur ardennais, était Haut-Normand et sa mère, Sarthoise.
Sur les pas maternels, c’est d’ailleurs dans la Sarthe qu’il a grandi. C’est au Mans qu’il est passé d’élève à professeur, à quelques années d’écart dans un même lycée. Puis, direction l’université de Caen. Agrégé d'anglais, docteur d'État en langues scandinaves, il sera même directeur de l'U.E.R. des langues vivantes étrangères (LVE) de Caen, de 1978 à 1985. Pour ceux que la numérologie excite un tantinet, ajoutons que le « sept » a aussi beaucoup compté dans sa vie : né en 1937, assistant en université en 1967 et retraité en 1997, pile le jour de ses 60 ans. Jeu, « sept » et match d’une vie intense, avec au milieu de tout cela, une épuisante montée au filet de dix ans entre 1967 et 1977, dont on ne ressort pas indemne : sa thèse, cette fameuse thèse à laquelle nous devons beaucoup de nos connaissance sur le roman prolétarien suédois : L’individu et la société dans les œuvres des romanciers prolétariens suédois, 1910-1960.
« J’en suis sorti épuisé, à ramasser à la petite cuillère littéralement. Syndrome d’après thèse. Dix ans de travail pratiquement quotidien, de recherches, de composition, de rédaction », se souvient-il. Ce travail obsessionnel avait même fini par hanter ses rêves. Il lui en reste, encore aujourd’hui, ces poussières d’étoiles qui viennent heurter comme des météorites ses nuits d’insomnie, rêvant éveillé au milieu de ses livres.
Toujours est-il qu’il a été happé alors par une certitude. « Le vrai universitaire, il tue le mal par le mal, il vient de finir une thèse et il repique au turf aussitôt. Moi, je me suis dit : plus jamais cela ! J’avais 40 ans. Qu’est-ce que je pouvais bien faire d’intelligent de ma vie ? » Happé par une certitude, et par un train aussi. « J’étais effectivement dans un train vers Caen et je lisais le roman d’Henrik Tikkanen ‘‘30 Åriga kriget ’’, ce qui veut dire en français ‘‘ La Guerre de 30 ans ’’ : l’histoire d’un soldat finlandais qui continue tout seul la Deuxième Guerre mondiale parce que son chef qui vient d’être tué n’a pas pu l’avertir que la guerre était finie… Pourquoi pas ? Traduire ça, cela pourrait être marrant : j’ai mis le doigt dans l’engrenage, je n’en suis pas sorti. »
Cette boîte de pandore qui s’ouvre sur trente ans de Guerre, c’est drôle quand on y pense. En 2010, cela a fait exactement 30 ans que la première traduction de Philippe Bouquet a été publiée, chez… Pandora. Ce fut bel et bien ce roman lu dans un train vers Caen. Mais l’adaptation satirique à la sève finlandaise de ces Japonais errant sur les îles du Pacifique fut publiée sous Le Héros oublié. Combien de traducteurs ont droit à un tel titre pour ouvrir une carrière de héros oublié !
Voilà donc comment un jour, dans un train, un professeur à l'université de Caen du département finno-scandinave, devint traducteur, avant de s’exercer à la critique. Voilà comment débuta, à l’automne 1976, un voyage chargé aujourd’hui de plus de 200 œuvres traduites, dont plus de 140 livres, pour la plupart des romans.
Mais on en n’arrive jamais vraiment là par hasard. L’exigence de la qualité d’un taiseux qui irait s’user jusqu’à la corde n’y suffit pas non plus. La volonté de transmettre, de passer les meilleurs plats, est comme une chambre de combustion qui alimente le feu sacré. Ce cri, c’est aussi celui de la brûlure. Il en frémit encore : « L’envie de transmettre, c’est le fil directeur de ma vie. Je me suis toujours trouvé bien en classe devant les jeunes à qui je parlais. Au lycée, je me réveillais littéralement quand la cloche sonnait : j’aurais continué pendant des heures ! »
Le prolongement de tout cela, au bénéfice du lecteur, peut aussi être tellement frustrant pour le traducteur ! « C’est certainement pour ça que je suis passé en grande partie à la traduction, c’était pour transmettre à un autre public que je pouvais souhaiter un petit peu plus vaste… et c’est là que je me suis complètement planté d’ailleurs ! Je voulais élargir, au-delà du cercle de mes propres étudiants. J’ai toujours aimé apporter quelque chose : j’étais dans mon rôle, là. Des étudiants se sont manifestés, dix ans, vingt ans après. Un jour l’un d’entre-eux m’a confié : ‘‘ Heureusement que vous n’aviez pas vu ce que je prenais en note dans vos cours… ça n’avait pas toujours un rapport très direct avec votre propos ’’. Je lui ai répondu que c’était un des plus beaux compliments que l’on pouvait me faire. ‘‘ Cela prouve une chose, c’est que je te faisais penser par toi-même ’’, ai-je ajouté. Éveiller les consciences, quel bonheur ! »
Ce bonheur a en effet ses limites quand on réalise que l’auditoire peut se résumer à vingt-sept exemplaires en tout, chiffre des ventes de Rébecca ta belle-mère, bouillon d’un éditeur belge, signé Marianne Jeffmar et traduit par Philippe Bouquet. Quand on manie la bêche, on a les pieds sur terre. « C’est frustrant, parce que tu ne sais jamais pour qui tu traduis, tu ne sais d’ailleurs pas si tu traduis pour quelqu’un ». C’est un cri plaintif, lucide et plein d’humilité. Comment pourrait-il, après cela, renier toute une vie dédiée à l’écrivain « qui veut se souvenir qu’il est issu de la classe des prolétaires et qui en est fier » ? Un repère comme le balise d’une vie posée dans l’introduction de La Bêche & la plume.
« Le plus difficile à faire passer
c’est ce qui n’est pas écrit.
Il n’y a pas de création, là-dedans,
mais il y a de la ruse
pour écrire entre les lignes. »
Il y a aussi ce fichu cri qui échoue sur les aspérités de la vie. Philippe Bouquet, tête-bêche, c’est un « Marre de traduire pour personne ! » lancé sur un ton bougon. La consolation magique viendra d’un regard de lecteur, vous offrant un merci qui n’a pas de prix pour lui avoir donné à rencontrer la fabuleuse Saga des émigrants, de Vilhelm Moberg, texte fondateur. Il n’empêche, il y a de quoi nourrir quelque amertume quand une trilogie policière emporte tout alors qu’on aurait beaucoup à redire sur ce que l’on a présenté là au lecteur.
A l’automne 2010, lors d’une journée consacrée au polar scandinave, à la BnF (voir ici), il s’emporta un peu pour dire que « tout traducteur a beau faire des erreurs, le lecteur, ça se respecte ». L’occasion de percer, avec son regard bleu-vif, les mystères de cette alchimie. « La traduction, c’est aussi échouer dix fois et se relever. La traduction, c’est en tout cas la fidélité et la lisibilité. Entre les deux, il faut se débrouiller. Le plus difficile à faire passer c’est ce qui n’est pas écrit. Il n’y a pas de création, là-dedans, mais il y a de la ruse pour écrire entre les lignes. »
Sans concession, ce Philippe Bouquet tête-bêche ? Lisez toujours aussi attentivement son texte qui chapeaute La Bêche & la plume - l’œuvre de sa vie sur le roman prolétarien suédois - et vous comprendrez sans mal sa quête éternelle d’un « ensemble littéraire et une forme de littérature qui nous paraissent uniques au monde et qui constituent un espoir, une ultime planche de salut pour un art en grand danger de sclérose intellectuelle d’une part, de corruption journalistico-mercantile d’autre part ». Une confidence, tenez. Philippe Bouquet a traduit quatre romans sous pseudonyme, dont il a refusé la paternité parce que l’éditeur « a voulu me faire mettre des choses que je ne voulais pas ». Humaniste, oui. Mais humaniste entier.
La rigueur du travail a toujours fait avancer cette locomotive qui, dans les restes de chaleur sèche de 1976, tira ce fameux train vers Caen. Comme tous ses congénères, qu’ils peuplent ses romans prolétariens ou qu’ils s’évertuent chaque jour à faire de leur tâche une exigence, ce forçat s’appesantit parfois quand il se retourne. A trop en faire, a-t-on manqué l’essentiel ? « J’ai sans doute survalorisé le travail. J’ai un peu forcé. Oui, j’ai prêté beaucoup d’attention au travail, mais j’ai tellement d’exemples d’oisiveté autour de moi qui me rendent fou ! », esquive-t-il. « Pas assez le temps de lire », conclut-il en balayant quelques livres d’un revers de cette main à l’écriture si fine. Tête-bêche, oui et fine plume.
Tous les travailleurs cherchent ainsi à se déculpabiliser. Cette mauvaise foi est imperceptible parce qu’elle se noie dans la passion. Voilà donc pourquoi ce cri est beau. Le cri de Philippe Bouquet a l’accent d’une langue universelle. Celle de l’amour.
Retour aux origines. Il a rencontré la langue scandinave, dans un groupe d’étudiants, lors d’un séjour en Angleterre, à 19 ans . « A l’université, avec les élèves, le suédois, c’était un trésor linguistique et littéraire à ma disposition pour piquer les consciences. Mais moi aussi j’ai été piqué : je suis tombé amoureux de la langue suédoise à 19 ans. Les amours, à 19 ans, sont graves et sérieuses. L’avantage, c’est que je suis tombé amoureux d’une langue – par la suite d’une littérature –, ce n’est pas comme un être humain, elle ne vous déçoit pas. »
L’amour, comme langue universelle, disions-nous. Et au milieu coule une rivière de mots, en suédois. « J’aime la langue suédoise comme au premier jour, confie Philippe Bouquet. Deux choses m’ont frappé dès le début : elle est belle et expressive. J’aime sa musicalité. Elle nous permet d’exprimer les choses sans passer par les concepts. Pas besoin d’intellectualiser : on a une saisie directe par les sons, par les rimes, par les mélodies. Elle est très mélodieuse et, aussi, très expressive. On peut en faire beaucoup de choses. La langue suédoise est très plastique. En tant qu’outil de communication et d’expression personnelle, elle permet d’exprimer énormément de choses et même de les créer, pour peu qu’on soit un peu doué. On peut tout faire avec une racine, on peut tout imaginer de nos quatre catégories grammaticales fondamentales (verbe, substantif, adjectif, adverbe), avec une démultiplication du vocabulaire, une dérivation, un empilement des couches sémantiques pour en faire de nouveaux mots ; il n’y a pas de limite. Tant que ça a du sens, ça passe ! » Une langue, pâte à modeler « des œuvres pleines, humaines, sans concessions, qui vous rendent fier d’être un homme ». Comme un cri originel.
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Pour aller plus loin… Pour aller plus loin… Pour aller plus loin…
> La Bêche & La Plume. Voilà l’hommage de Philippe Bouquet au roman prolétarien suédois, à « une école littéraire d’une extraordinaire originalité, richesse et fécondité », écrit-il. Cette école, est une aventure littéraire et humaine : être issu du peuple et écrire sur le peuple, porter en soi la fierté de ses origines sociales en y restant fidèle, c’est aussi un engagement moral. Quant à nous, heureux lecteurs à qui nous est offert cet incomparable travail, nous laisser « pénétrer par la vie des êtres qui œuvrent » nous en apprend beaucoup plus sur nous-mêmes que nous le pensons !
Dans La Tombe du bœuf, l’une de ses nouvelles (parue chez Actes Sud, 1982), l’auteur suédois Ivar Lo-Johansson (1901-1990) utilise une parabole qui fait mouche. L’avant-propos de sa trilogie La Bêche & la plume permet à Philippe Bouquet d‘expliquer pourquoi il a repris l’image. Ainsi, grâce au courage d’un éditeur (Plein Chant, collection « Voix d’en bas »), de 1986 (tome I) à 1988 (tome III), l’inlassable labourage de l’universitaire se transforme en semaison. D’une thèse (L’individu et la société dans les œuvres des romanciers prolétariens suédois, 1910-1960) parue en 1980 parmi les reproductions de l’Université de Lille III puis diffusée par la Librairie Champion (Slatkine), on passe à une mine d’or littéraire, une immense référence en France sur le roman prolétarien suédois.
Cette aventure nous est transmise d’abord sous forme d’essai, en une exploration profonde, didactique, contextualisée, qui nous apprend beaucoup de ce grand bond en avant né de la percée démocratique des années 1920 qui allait aboutir à une véritable révolution culturelle en Suède. Elle est truffée de références (le Berrichon adoptif que je suis aura même saisi au vol Marguerite Audoux, p. 29, c’est dire !) et nous ouvre un champ, plutôt un plein champ d’horizons nouveaux, sous la plume des Gustav Hedenvind-Eriksson (1880-1967), Martin Koch (1882-1940), Vilhem Moberg (1898-1973), Eyvind Johnson (1900-1976), Ivar Lo-Johansson (1901-1989), Harry Martinson (1904-1978), Moa Martinson (1890-1964), Jan Fridegård (1897-1968), Rudolf Värnlund (1900-1945), Folke Fridell (1904-1985) ou Josef Kjellgren (1907-1948), Karl Johan Östman (1876-1953) entre autres… Autant d’auteurs qu’il traduira.
Le second volume est composé de nouvelles choisies de douze écrivains prolétariens suédois (La Bêche & la plume, II, Un matin de novembre, 1987, Prix du livre en Poitou-Charentes). Enfin, le troisième tome sur L’écrivain et la société (1988) est une anthologie. Elle recèle des pépites, comme ce texte de Martin Koch, devrions-nous plutôt écrire ce manifeste ou cet acte de foi, publié en 1929 : « Si un écrivain prend son œuvre au sérieux, s’il se livre à un examen consciencieux de la réalité donnée et du bien-fondé des jugements de valeur passés sur celle-ci pour en faire une création vivante – et si l’on qualifie cela de littérature prolétarienne tout simplement parce que c’est au sein du prolétariat que se posent les problèmes les plus graves de notre temps, quel écrivain contemporain pourrait alors se refuser à mériter cet épithète ? »
Jeunes écrivains français vous caressant le nombril de l’autofiction, que n’avez-vous lu les conseils de Martin Koch ? « Ne pense pas au public, pendant que tu écris. Pense seulement à faire ton travail aussi bien que possible. Mais si vraiment tu es mordu, mon pauvre ami, tu ne seras jamais satisfait. Il peut cependant se faire que tu en viennes à penser que ceci ou cela peut passer. – Eh bien alors, laisse-le passer ! »
Pour en revenir à l’image de cette aventure empruntée à Ivar Lo-Johansson, voici donc cet extrait qui, cinquante ans après avoir été écrit, inspira à Philippe Bouquet ce titre de La Bêche & la plume qui est aujourd’hui une référence incontestable :
« Au début, l’humanité n’a pu concevoir que la bêche. A cette époque, tous les outils étaient grossiers, tout était massif. Mais, au bout d’un certain temps, les hommes ont imaginé la bêche à dents. Celle-ci constituait un progrès. Puis, au bout du temps nécessaire, ils ont inventé la fourche, le plus léger de tous les outils connus. Il ne restait presque plus rien de la bêche, la bêche à dents elle-même avait été affinée, tout le poids en avait été supprimé (…) Avec la fourche, c’est la légèreté qui a triomphé (…) Or, la plume est le plus léger de tous les outils, – ce peut être une simple plume d’oie – mais c’est au moyen de la plume que l’on peut effectuer les choses les plus difficiles. »
> Une saga, comme un texte fondateur. Parmi les très grandes œuvres que Philippe Bouquet nous a transmises, grâce à son travail de traduction, figure un monument : La Saga des émigrants, de Vilhelm Moberg (1898-1973). A ceux dont la route littéraire vers le Nouveau-Monde n’aurait croisé que des « Pilgrim Fathers » anglais dans le sillage du Mayflower, voici présentée une vision encore plus large, avec l’histoire des pionniers suédois partis à la conquête de l’Amérique. Embarqué sur la Charlotta – « noble navire de commerce et non un vulgaire transporteur d’émigrants » - jusqu’au port de New-York, ne constitue qu’une première étape pour le lecteur qui plongera profondément dans l’âme humaine. Les trois premières lignes lancent efficacement cette longue quête : « Voici l’histoire d’un certain nombre de gens qui ont quitté leur foyer de Ljuder, dans le Småland, pour émigrer en Amérique du Nord ». Jusqu’à la fin en forme d’émouvante bénédiction épistolaire, la route sera jalonnée de nuages, certes, mais de grands éclairs avec l’espoir et son lyrisme fulgurant : « La terre que Dieu avait créée était trop vaste pour que leurs pauvres esprits puissent l’embrasser en entier. Alors, une certitude qui les avait déjà effleurés s’implanta fermement dans leur cœur et dans leur âme : jamais plus ils ne parcourraient ce chemin, jamais ils ne reviendraient en arrière, jamais ils ne reverraient leur pays natal. » (Troisième partie)
A travers le destin de Kristina et Karl Oskar, de Robert, son frère, d’Arvid, de Danjel Andreasson ou d’Ulrika de Västergöhl, l’histoire de ces paysans de la province suédoise du Småland en route vers le Minnesota, muée en une saga, est une aventure bouleversante : « En dehors des naissances, des mariages, des enterrements, ils ne connaissaient guère d’autre péripétie que l’alternance des saisons. Vers le milieu du XIXe siècle, cet ordre immuable commença à trembler sur ses bases. Les terres sans cesse divisées par les héritages vinrent à manquer. Et les échos venus d’au-delà de l’Océan donnèrent des envies de liberté. »
Cette œuvre, une tétralogie de plus de deux mille pages dans sa version originale, occupa son auteur pendant plus de douze ans et fut publiée en Suède entre 1949 et 1959. Élu en 1998, année du centenaire de la naissance de Moberg, meilleur roman suédois du siècle, Utvandrarna fut enfin proposé en version française, cinquante ans après, grâce à la traduction de Philippe Bouquet et au courage de Gaïa, qui publia la saga en huit tomes, entre 1999 et 2000. Sans le gros travail du traducteur, sans le culot de l’éditeur, cette grande œuvre et son auteur seraient encore totalement inconnus en France, il est très important de le souligner.
La saga parue chez Gaïa (1999-2000) se compose ainsi : Au pays (I); La Traversée (II); Le Nouveau monde (III); Dans la forêt du Minnesota (IV); Les pionniers du lac Ki-Chi-Saga (V) ; L’Or et l’eau (VI) ; Les épreuves du citoyen (VII) ; La dernière lettre au pays natal (VIII).
Puis, la Saga des émigrants a été publiée en poche, en cinq volumes cette fois, chez Le livre de poche (2002 à 2004), sous les titres suivants : Au pays (I); La Traversée (II); La Terre bénie (III); Les Pionniers du Minnesota (IV); Au terme du voyage (V).
> Prolongement. A lire, ce texte de Philippe Bouquet de 2004 : « La Suède est sans doute le pays où la classe ouvrière a trouvé sa plus belle expression littéraire, à travers une ‘‘ école ’’ d’une exceptionnelle fécondité, qui a donné naissance au roman prolétarien. » Le texte est ici.
> Distinctions. Parmi les honneurs récompensant une telle carrière, notons que Philippe Bouquet est Docteur honoris causa de l'université de Linköping (Suède), Officier des palmes académiques, Chevalier de l'ordre royal de l'Étoile polaire (Suède), Prix de traduction de l'Académie suédoise (1988), Prix de la Fondation suédoise des écrivains (1994), Prix personnel Ivar Lo-Johansson 1995.
> Actualité. Parmi les auteurs traduits par Philippe Bouquet en France, on retrouve notamment Stig Dagerman, Westerlund, Per Olov Enqvist, Jan Guillou - et même, de l’autre côté de la frontière, Karen Blixen (Les fils de rois). Plus récemment, Björn Larsson, Kjell Westö ou Kjell Eriksson. Philippe Bouquet n’a d’ailleurs pas non plus échappé à la vague polar. On lui doit beaucoup avec ses traductions des parents du polar suédois, Maj Sjöwall et Per Wahlöö réédités en poche par Rivages pour notre plus grand bonheur (La Chambre close, L’assassin de l’agent de police, L’abominable homme de Säffle, Les Terroristes) et les Per Wahlöö en solo (Meurtre au 31e étage)… dont le dernier (Le Camion) vient d’ailleurs paraître en avril dernier (lire article précédent). Et Henning Mankell en français ? A l’origine, on retrouve Philippe Bouquet, traducteur de Meurtriers sans visage, la première enquête de l'inspecteur Wallander publiée par Christian Bourgois en 1994.
Pour en revenir à l'actualité de cette année 2012, on lui doit Le Garçon dans le chêne (Frederik Ekelund) paru chez Gaïa en janvier et Les Cruelles Etoiles de la nuit (Kjell Eriksson), toujours chez Gaïa, en avril. La suite ? Peut-être Les Poètes disparus n’écrivent pas des romans, signé de son ami Björn Larsson, prévu chez Grasset en 2012.